Faire face aux textes bibliques difficiles

En AmĂ©rique, les protestants conservateurs semblent divorcer au moins aussi souvent que les personnes d’autres orientations religieuses. Cette idĂ©e est devenue l’occasion de pointer du doigt et d’accuser d’hypocrisie, mais ce n’est que la preuve que les statistiques sont mal interprĂ©tĂ©es.

De nombreux chrĂ©tiens pratiquants s’appuient sur l’investissement dans les valeurs de leur vie, espĂ©rant sincĂšrement que cela les empĂȘchera d’arriver au bord du divorce. Leurs efforts dans ce sens sont dĂ©jĂ  bien ancrĂ©s dans la culture conservatrice amĂ©ricaine, que nous proposons d’analyser en raison de son caractĂšre exponentiel, surtout si l’on considĂšre l’exportation de cette culture en dehors des États-Unis.

Foi et pratique

DĂšs l’adolescence, la plupart des chrĂ©tiens Ă©vangĂ©liques conservateurs promettent d’ĂȘtre abstinents jusqu’au mariage [1]. Les jeunes apprennent les limites d’une frĂ©quentation biblique [2] — ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire au cours d’une amitiĂ© romantique [3] — et s’efforcent ensuite de les respecter. Ils apprennent Ă  Ă©viter la pornographie [4] et à ne pas passer d’une relation Ă  l’autre. Ils respectent l’institution du mariage et considĂšrent l’adultĂšre comme une chose si grave qu’ils ne peuvent mĂȘme pas en plaisanter [5].

Dans ce contexte, au niveau de l’ensemble de la population, le taux de divorce dans les États amĂ©ricains Ă  dominante conservatrice est plus Ă©levĂ© que dans ceux Ă  dominante libĂ©rale [6] Ce paradoxe a particuliĂšrement intriguĂ© les sociologues, qui ont tentĂ© de dĂ©terminer pourquoi le discours pro-famille, si rĂ©pandu dans les milieux religieux conservateurs [7], ne fait pas baisser le taux de divorce dans les rĂ©gions oĂč le nombre de ces croyants est important.

Une mission pour les sociologues

Nicholas Kristof, dans un Ă©ditorial du New York Times, cite des recherches menĂ©es par Naomi Cahn et June Carbone qui montrent qu’un État conservateur comme l’Arkansas a l’un des taux de divorce les plus Ă©levĂ©s des États-Unis, alors qu’un État libĂ©ral comme le Massachusetts a l’un des taux de divorce les plus bas. Les deux sociologues affirment que les familles libĂ©rales « encouragent leurs enfants Ă  combiner simultanĂ©ment la tolĂ©rance publique et la discipline privĂ©e, et leurs enfants choisissent alors massivement d’élever leurs propres enfants au sein de familles biparentales ».

Par ailleurs, de nombreuses Ă©tudes ont mis en Ă©vidence le fait que la foi religieuse et la participation Ă  la vie de l’église renforcent gĂ©nĂ©ralement les mariages et contribuent Ă  l’amĂ©lioration des relations. C’est une autre raison pour laquelle le taux de divorce sensiblement plus Ă©levĂ© dans les États conservateurs est intriguant. NĂ©anmoins, les sociologues ont explorĂ© divers mĂ©canismes par lesquels l’influence du conservatisme religieux pourrait se faire sentir en relation avec le risque de divorce [8] Certains d’entre eux ont remarquĂ© que, lorsque des Ă©lĂ©ments qui n’appartiennent pas Ă  la religion en soi, mais qui lui sont associĂ©s, sont retirĂ©s de l’équation sociologique, la tendance ne s’applique plus.

La domestication des statistiques

La premiĂšre explication avancĂ©e par les sociologues est que les rĂ©gions Ă  forte concentration de protestants conservateurs prĂ©sentent d’autres caractĂ©ristiques uniques qui favorisent l’instabilitĂ© conjugale. Dans les rĂ©gions oĂč les protestants conservateurs sont nombreux, les habitants ont, en moyenne, un niveau d’éducation plus faible.

En moyenne, ils ont tendance Ă  se marier plus jeunes. AprĂšs le mariage, elles deviennent plus rapidement parents et ont tendance Ă  avoir d’autres enfants relativement rapidement aprĂšs le premier. Dans ces rĂ©gions, les mĂšres ont des taux d’intĂ©gration au marchĂ© du travail plus faibles et les familles ont des revenus plus bas [9].

Le modĂšle familial des rĂ©gions conservatrices a Ă©tĂ© qualifiĂ© par les sociologues de « modĂšle familial rouge ». Malheureusement, la plupart de ces traits sont des facteurs de risque individuels de divorce [10], sans ĂȘtre directement liĂ©s Ă  la religion. Cette premiĂšre explication prĂ©tend donc que le paradoxe n’est qu’apparent et rĂ©sulte d’une interprĂ©tation statistique qui ne tient pas compte de l’environnement global dans lequel les donnĂ©es ont Ă©tĂ© collectĂ©es.

Une deuxiĂšme explication envisage le paradoxe sous l’angle de la culture maritale beaucoup plus forte dans les États conservateurs. En d’autres termes, les rĂ©sidents des États conservateurs ont vraisemblablement des taux de divorce plus Ă©levĂ©s parce qu’ils ont Ă©galement des taux de mariage plus Ă©levĂ©s et des taux de cohabitation plus faibles [11].

Dans les États « bleus », majoritairement dĂ©mocratiques, les relations qui se transforment en cohabitation et se terminent par une rupture ne sont pas enregistrĂ©es comme des divorces, tandis que dans les États « rouges », oĂč le type d’union prĂ©fĂ©rĂ© est le mariage, la sĂ©paration est beaucoup plus visible dans les statistiques [12].

Citant des études dont la sienne, le sociologue américain Bradford Wilcox a soutenu que, si au niveau des Etats, la différence de taux de divorce désavantage les Etats républicains, au niveau individuel, les statistiques montrent le contraire. Les familles républicaines sont plus stables que les familles démocratiques, les conjoints ont tendance à se déclarer plus souvent heureux en mariage, ils sont moins enclins à tromper leur partenaire, moins enclins à divorcer et moins enclins à avoir le premier enfant hors mariage.

Wilcox semble convaincu que ces statistiques individuelles sont dues aux valeurs pro-familiales, Ă  la prospĂ©ritĂ© Ă©conomique qui dĂ©coule du partage des dĂ©penses avec un conjoint, et Ă  un certain schĂ©ma psychologique rĂ©publicain qui, selon lui, est marquĂ© par l’optimisme, la conscience professionnelle et l’aversion pour le risque, autant de facteurs qui prĂ©disposent Ă  un mariage plus stable. Le chercheur insinue que les statistiques Ă  l’échelle de l’État sont influencĂ©es de maniĂšre dĂ©cisive par les autres rĂ©sidents non conservateurs des rĂ©gions bleues.

Des valeurs amplifiées et des risques atténués

Les critiques de la philosophie de vie chrĂ©tienne conservatrice affirment que les valeurs religieuses ne suffisent pas Ă  protĂ©ger les mariages, car « cette culture religieuse loue le caractĂšre sacrĂ© du mariage tout en suscitant des modĂšles de comportement qui dĂ©stabilisent le mariage ». L’accusation attribue l’augmentation du taux de divorce Ă  l’éducation basĂ©e sur l’abstinence, au familialisme intense, Ă  la grande importance accordĂ©e Ă  l’idĂ©e d’avoir des enfants, Ă  la condamnation de l’avortement et au mĂ©pris des moyens de contraception [13].

Les critiques soupçonnent que tout cela contribue Ă  la formation prĂ©coce des familles et Ă  la fin de l’éducation formelle, deux facteurs qui augmentent le risque qu’un mariage se termine par un divorce [14]. Vraisemblablement, encouragĂ©s Ă  rester abstinents jusqu’au mariage, les enfants de protestants hĂątent le moment du mariage parce qu’il coĂŻncide avec le dĂ©sir d’entamer leur vie sexuelle. En mĂȘme temps, comme l’abstinence occupe une place centrale dans l’éducation, ils acquiĂšrent une information insuffisante sur les moyens de contraception existants.

Une grossesse prĂ©coce/hors mariage peut Ă©galement conduire Ă  un mariage prĂ©coce (ce qui ne se produit pas dans la mĂȘme mesure dans les États libĂ©raux, oĂč l’avortement est parfois considĂ©rĂ© comme une mĂ©thode contraceptive). En outre, comme la famille est formĂ©e tĂŽt, les partenaires se concentrent sur les dĂ©fis de la vie conjugale et n’accordent plus d’importance Ă  la formation acadĂ©mique et abandonnent souvent leurs Ă©tudes.

MĂȘme si les bonnes valeurs Ă  prĂ©server comportent des risques adjacents, il n’est pas nĂ©cessaire de suivre la voie de ceux qui, en voulant les Ă©viter, sont devenus leurs dĂ©tracteurs.

Il est vrai qu’aux yeux de certains, une grossesse prĂ©maturĂ©e nĂ©e dans une famille prĂ©coce, peu Ă©duquĂ©e et pauvre augmente la pression qui peut faire apparaĂźtre le divorce comme un moindre mal. Cependant, l’avortement n’est pas et ne doit pas devenir un moyen de contraception, mĂȘme si l’on s’insurge contre cette idĂ©e. En revanche, les autres moyens de contraception doivent ĂȘtre connus. Par ailleurs, chĂ©rir la famille et les enfants est une attitude digne de la valeur qui s’y rapporte. En revanche, idolĂątrer la famille et stigmatiser les cĂ©libataires ou les sans-enfants est extrĂȘme. Il n’y a pas de diffĂ©rence qualitative entre une personne mariĂ©e et une personne cĂ©libataire, et nos attitudes feraient bien de le reflĂ©ter.

Quant Ă  une Ă©ducation sexuelle saine, elle ne se limite pas Ă  l’anatomie ou Ă  la mĂ©canique du sexe, mais commence par la connaissance de soi et inclut des notions d’intelligence Ă©motionnelle (Pourquoi est-ce que je ressens ce que je ressens ? Pourquoi l’autre ressent-il ce qu’il ressent ? Comment cela influence-t-il l’interaction entre nous ?), des concepts de maturitĂ© Ă©motionnelle (Comment Ă©viter une dĂ©pendance malsaine Ă  l’égard de l’autre ? Qu’en est-il de la jalousie ? Qu’est-ce que cela signifie d’avoir des attentes rĂ©alistes vis-Ă -vis d’une relation ?), et des concepts de base de la communication (Que signifie l’intimitĂ© et comment se construit-elle ? Que signifie le consentement ?).

Il existe d’autres composantes importantes de l’éducation sexuelle, inextricablement liĂ©es Ă  la religion, telles que celles concernant le cadre lĂ©gitime — le mariage — dans lequel l’Écriture place la sexualitĂ© humaine. Lorsque l’on transmet ces valeurs morales, « il faut que ce soit beaucoup plus holistique », affirme l’auteure amĂ©ricaine Anna Broadway, qui souligne que les restrictions sont bĂ©nĂ©fiques et que l’idĂ©e de chastetĂ© avant le mariage est positive, et non nĂ©gative, c’est-Ă -dire qu’elle est l’occasion de mettre l’accent sur l’idĂ©al de « l’amour du don de soi ». C’est pourquoi les gens devraient se concentrer, dit-elle, sur l’enrichissement et la construction de relations romantiques dans les limites imposĂ©es par les principes.

Une Ă©ducation efficace n’élude pas les valeurs comme si la somme des tabous devait ĂȘtre constante et que, par consĂ©quent, si nous avons abandonnĂ© les tabous sexuels, nous devons avoir des tabous axiologiques. En rĂ©alitĂ©, les valeurs mĂ©ritent d’ĂȘtre prĂ©servĂ©es et affirmĂ©es en tant que telles, en reconnaissant et en Ă©vitant les risques qui dĂ©coulent de l’ignorance des facteurs qui interagissent avec ces valeurs et qui peuvent les dĂ©tourner.


Alina Kartman est rédactrice en chef de Signs of the Times Romania et de ST Network.